Hatsune Miku 初音ミク, la pop star maudite
Contrairement aux autres stars de l’industrie musicale capitaliste, Hatsune Miku souffre de plusieurs malédictions liées à sa condition. Car Hatsune Miku n’existe pas vraiment, elle est une vocaloïd.
«She's an icon, she's a legend, and she is the moment.»
Ayla, section commentaire de Youtube de la vidéo 【Hatsune Miku】 World is Mine / ryo(supercell)【初音ミク】1
Il n’y aura jamais artiste pareille que Hatsune Miku (初音ミク). Capable d’appréhender toutes les langues vivantes, mortes et fictives, toujours prête à effectuer exactement l’interprétation demandée, elle est dédiée à son rôle de chanteuse et aurait chanté – selon la propagande de Crypton Future Media2 - dans pas moins de 100 000 chansons, en vidéo sur internet, en fichiers MP3 ou en projection 2D dans des salles de concerts pleines à craquer de fans brandissant des glow sticks colorés. Vénérée par des millions de fans qui créent et écoutent ses œuvres collaboratives, Hatsune Miku fait se poser des questions sur des craintes potentielles sur le futur du développement de la musique actuelle3.
Infatigable, toujours enjouée, Hatsune Miku ne subit pas les frasques des pratiques musicales capitalistes à enchaîner les performances et les danses sur de très longues durées, n’a besoin d’aucun échauffement vocal et physique, travaille idéalement pour le capital sans syndicalisation, sans RTT, sans vacances et sans salaire. A tenter les mêmes expériences, de nombreuxes artistes s’en sont mordus les doigts et ont subi les violences du management des musiques capitalistes. Les exemples connus sont déjà beaucoup trop nombreux et nous avons des pensées sincères pour Justin Bieber, Britney Spears et toustes les idoles broyé·e·s par le système musical capitaliste4.
Mais contrairement aux autres stars de l’industrie musicale capitaliste, Hatsune Miku souffre de plusieurs malédictions liées à sa condition. Car Hatsune Miku n’existe pas vraiment, elle est une vocaloïd.
Dans cet article, nous verrons ce que sont les vocaloïd et comment Hatsune Miku se distingue de ses camarades idoles dont elle est inspirée via l’engagement de ses fans. Nous définirons les limitations musicales intrinsèques de Hatsune Miku dû à son statut de vocaloïd, et comment les fans font pour faire lever ces limitations. Enfin, nous verrons comment les systèmes capitalistes et hétérosexistes influencent les productions représentant Hatsune Miku.
Incarner une communauté d’expressions personnelles
Créée par Crypton Future Media et sortie en 2007, Hatsune Miku est devenue la vocaloïd la plus populaire à l’internationale. Les vocaloïds sont des banques sonores de voix qui ont été développées pour faire chanter des lignes mélodiques avec des onomatopées, via un logiciel de composition fabriqué par la société Yamaha. Leur rendu sonne très robotique, au mieux reste très digital pour les versions les plus récentes, avec des attaques souvent rudes et des coupures nettes dans les syllabes, selon les usages des logiciels.
Chaque vocaloïd possède sa propre identité, avec une esthétique et des caractéristiques physiques, mais aucun lore véritable autour. Sans histoires ou lien de parenté, il est donc très facile de développer soi même son propre lore autour de chaque vocaloïd. Hatsune Miku, quant à elle, est avant tout façonnée pour être l’avatar commercial des banques de sons VOCALOID et a une voix empruntée à l’actrice vocale japonaise Saki Fujita. Elle est reconnaissable par ses cheveux bleus, ses deux queues de cheval très longues, sa frange, son visage à l’esthétique mangaesque et sa tenue inspirée du Yamaha DX7, clavier à cassettes rendu célèbre pour son utilisation dans des groupes et artistes comme Depeche Mode, A-ha ou Brian Eno.
La voix de Hatsune Miku étant sous Creative Commons By, elle peut être utilisée dans des chansons vendues sur les sites de streaming, mais son image, sous licence Creative Commons BY-NC5, ne peut pas être utilisée à des fins commerciales sans l’aval de Crypton Future Media. Les chansons sont donc copyrightables par les fans produisant de la musique -aussi appelé·e·s Vocalo P (pour Vocaloïd Producers)- pour Hatsune Miku, leur permettant aussi de pouvoir toucher de l’argent via leurs compositions, tout en faisant vivre un peu plus l’univers de la chanteuse digitale. Les fans interviewé·e·s par le journal Vulture en 20146 indiquent que c’est notamment leurs échanges communs sur la création pour Hatsune Miku qui les soudent et leur donnent envie de se réunir et partager des concerts ensemble. Au delà d’une idole, c’est surtout un centre de gravité d’intérêts et d’expression personnelle qu’incarne Hatsune Miku. En septembre 2022, la recherche «Hatsune Miku» ne récolte pas moins de 225 000 artworks différents sur Deviant Art7 et 142 000 sur Soundcloud8, uniquement composés d’artworks et de chansons faites par des fans.
Écrire des chansons pour elle ressemble à une forme de jeu de rôle où l’on peut faire interpréter n’importe quoi. Chanteuse troubadour, pop star remplissant des stades, showgirl de cabaret, cantatrice de power ballad, lycéenne chantant dans un groupe de rock, clubeuse dubstep, on écrit pour elle, on parle pour elle, lui octroyant un discours, une histoire par sa propre plume, ses envies, ses désirs et ses passions, ou bien par pur plaisir de voir son héroïne vivre des aventures.
Hatsune Miku n’apparaît pas ex nihilo, elle peut être comprise comme une conséquence du phénomène des idoles japonaises et coréennes. On appelle «idoles» les jeunes garçons et jeunes filles qui dansent et chantent des chansons populaires, souvent en bande. Si le phénomène est populaire au Japon depuis les années 60, c’est surtout les Morning Musume, girl band à géométrie variable toujours existant aujourd’hui, qui va propager le phénomène idole au delà des frontières asiatiques au début des années 2000. Les idoles se distinguent des musicien·ne·s pop9 en émergeant pour la majorité d’agences de recrutement, avec de larges campagnes promotionnelles et un focus important sur l’aspect mignon - «kawaï» - des idoles (que ça soit un mignon classe, à la mode, ou sexy). Tous les groupes d’idoles possèdent des fanclubs dédiés à l’adoration de leurs idoles, dont certaines rivalités ont pu être particulièrement violentes10.
Ce phénomène social musical est une conséquence d’une culture capitaliste japonaise ancienne, datant de son ouverture des frontières à la fin de la seconde guerre mondiale et de l’occupation de l’administration MacArthur. L’industrie musicale se développe dans un Japon dont les politiques gouvernementales auront été dominées par le Parti Libéral Démocrate, conservateur et néolibéral, presque ininterrompu de 1955 à 2009 et qui continue encore à exercer son programme économique capitaliste via le premier ministre actuel Fumio Kishida.
C’est dans ce bain capitaliste que naissent les vocaloids et se définissent visuellement et soniquement au fur et à mesure des mises à jour. Le premier volume VOCALOID commercialisé par Yamaha Corporation comportait les voix de LEON et LOLA, seulement designés par une bouche et un symbole de genre incrusté dans le O de leur nom respectif sur leur boîte. Le produit ne rencontre pas un grand succès par le manque d’intérêt pour des voix digitalisées. Sont ensuite commercialisés dans le même volume KAITO et MEIKO tous deux représentés par des avatars jeunes et dynamiques dans un style à la manga. KAITO, l’avatar et voix masculines, sera un bide commercial11, contrairement à MEIKO, l’avatar et voix féminines, qui sera le best-seller des Vocaloids jusqu’à la commercialisation de Hatsune Miku. Le deuxième volume, VOCALOID 2 -qui voit l’apparition de Hatsune Miku- comporte vingt-deux voix, dont la majorité seront des voix féminines avec un design de jeunes filles au style manga, établissant un peu plus l’esthétique sonore des vocaloids par le prisme de la rentabilité.
Enfant logiciel du capitalisme japonais, Hatsune Miku est construite sur cet héritage des idoles, designée pour être kawaï et, contrairement aux idoles dont l’image et le son sont scrupuleusement scrutées par leurs agences, pensée pour être personnalisable à l’infini.Cependant, cet infini musical n’est qu’une façade, nous verrons dans le chapitre suivant que Hatsune Miku possède des limitations indépassables dans le logiciel Vocaloïd, mais aussi comment les fans réussissent à émanciper Hatsune Miku de ses barrières logicielles.
Maudite par ses pères…
Les vocaloïds comme Hatsune Miku peuvent être manipulé·e·s à travers le logiciel VOCALOID. On peut y placer des notes sur un piano déroulant, y définir une onomatopée qui sera prononcée sur la note précisée. Cette technologie permet la création de chansons dans énormément de langues, chantées de manière plus ou moins brouillonnes, mais la maudit sur de nombreux plans. En effet, elle chante en clair, dans la gamme tempérée et est condamnée à ne pas se sortir de ce carcan technologique. Et en écoutant les titres les plus populaires de Hatsune Miku sur Spotify et Youtube, il semblerait qu’il n’y ait pas d’échappatoire à cette fatalité vocale, mais les fans sont toujours plein de ressources.
Le monde musical de Hatsune Miku est impossible à catégoriser tellement il existe d’oeuvres de fans Vocalo P dans des genres musicaux différents mais les titres les plus populaires – avec certains titres à plusieurs dizaines de millions d’écoutes sur Spotify et Soundcloud - ont tout de même une certaine esthétique en commun. La musique populaire de Hatsune Miku est haute fidélité, avec des techniques de mixage aux standards pop de fin 2010 et début 2020. Ses titres les plus écoutés sur Spotify sont son featuring dans le titre Daisy 2.0 avec Ashnikko, titre RnB à l’esthétique trap, ainsi que Miku de Anamanaguchi. Sur Soundcloud, son titre World is mine, régulièrement jouée par le groupe Magical Mirai, le backing band de Hatsune Miku, est le plus populaire avec plus de 11 millions d’écoutes en 2022, entre électro, musique épique et rock. La dizaine de titres les plus écoutés oscillent entre la dubstep, le metalpop, l’électro pop, le cabaret, la quasitotalité du temps très enjoué, rythmé, avec les techniques de mixage populaire comme la compression en chaine et la voix de Hatsune Miku très en avant.
Les seules exceptions populaires à cette esthétique sonore léchée, métal et electropop, sont les titres à fort potentiel mémétique qui ont rendu célèbre Hatsune Miku sur internet :
- Ievan Polkka, mème internet d’abord popularisé en 2006 par une animation flash montrant Inoue, personnage secondaire du manga Bleach, tournant un poireau, aussi connu sous le nom de Leek Spin12 repris par Hatsune Miku en 2007 car son accessoire fétiche est le poireau
- ぽっぴっぽー aussi appelée PopiPo, produite en 2008 par LamazeP, une chanson dite Denpa, c’est à dire étrange avec des paroles dénuées de sens mais une mélodie très appuyée et entrainante, à propos de boire du jus de légumes, qui voit de nombreuses parodies se développer, des reprises par d’autres vocaloïds et qui sera intégrée au jeu de rythme et de danse Just Dance 2008.
Ces titres les plus populaires amènent à penser que Hatsune Miku ne peut sortir du cadre du chant clair et de la tonalité si on s’en tient à un usage classique du logiciel Vocaloïd. Pour trouver des tentatives d’usage plus expérimental du logiciel Vocaloïd ou de la voix de Hatsune Miku, il faut aller chercher des titres et des albums qui sortent des genres electropop et des sentiers battus.
...émancipée par les fans
«I'm not looking for fame. All I want is for the art that I craft with Miku to be shared and enjoyed by everyone around the world.»
Tirée de la bio de la page bandcamp de Project Zutto 39 feat Hatsune Miku13
Pour partir à la recherche des expérimentations musicales les plus obscures, il nous faut un espace qui permette aux fans de placer de la musique facilement sur internet, et un système qui permette de mettre en avant les musiques les moins populaires. Et le seul espace qui nous permette un tant soit peu de rechercher à l’aveugle des statistiques et d’accéder à des œuvres non populaires c’est, la plateforme de streaming Bandcamp. En juillet 2022, le moteur de recherche de Bandcamp semble le plus approprié pour chercher efficacement des titres et albums peu écoutés (avec celui de Free Music Archive mais en date du 27 juillet 2022, il y a 0 résultat trouvé pour « Hatsune Miku », « hatsunemiku », « 初音ミク» et les tags ne sont plus accessibles depuis le rachat du site par Tribe of Noise). Bandcamp est accessible à tout le monde gratuitement, permet de mettre des tags, des noms d’artistes, de mettre n’importe quel caractère et ponctuation pour des titres et albums, ainsi que des illustrations montrant Hatsune Miku dans tout un tas de situation. Avec Soundcloud, c’est une plateforme qui semble être la plus accessible pour mettre en ligne facilement des contenus de fans de Hatsune Miku, car n’ayant pas de paywall et ne nécessitant pas autre chose qu’un fichier mp3 pour être mis en ligne. En effet, les distributeurs de musique sur les sites de streaming en ligne sont pour la majorité payant, et Youtube nécessite de la vidéo, donc un super visuel en plus d’un fichier audio.
En date du 25 juillet 2022 sur Bandcamp.com pour les mots clés « Hatsune Miku » dans le moteur de recherche Bandcamp, le site sortait 2 entrées Artistes/labels (Skatsune Miku et Project Zutto 39 feat Hatsune Miku), 100 entrées d’albums, 498 pistes.
En date du 28 juillet 2022 sur Bandcamp.com pour les mots clés « 初音ミク » dans le moteur de recherche Bandcamp, le site sortait 0 entrée dans Artistes et labels, 54 albums, 416 pistes.
La recherche par tag propose, pistes et albums confondus, 545 entrées pour le tag « hatsune miku », 173 entrées pour le tag « hatsunemiku », 67 entrées pour le tag « miku hatsune », 0 entrée pour le tag « mikuhatsune », 2 entrées pour le tag – faute de frappe intentionnelle - « Hatune Miku Dark » provenant de deux bandcamp d’artistes différents, 0 entrée pour le tag « Hatsune Miku Dark ».
Concernant les statistiques de Soundcloud, il est compliqué de tirer quoi que ce soit de précis pour « Hatsune Miku » et « 初音ミク », une fois la barre des 500 résultats dépassées, le site nous gratifie d’un résultat 500+ qui ne précise par le nombre d’entrées.
Les recherches par tags n’indiquent aucune somme de résultats. Il en va de même pour Youtube qui n’affiche pas le nombre de vidéos et Spotify qui n’affiche pas le nombre de titres et d’albums par artistes. Bandcamp non plus mais à la décence de donner des résultats par page, facile à multiplier et additionner. Il est difficile d’assurer la teneur des statistiques assurées par la page promotionnelle de Crypton Future Media, plus de 100000 chansons, pour rappel.
On retrouve sur Bandcamp quelques titres populaires comme Miku de Anamanaguchi mais il est impossible de connaître la popularité statistique des titres présents sur la plateforme. Le seul indicateur signifiant une certaine popularité est le nombre de petites vignettes avatar sous la couverture du titre/de l’album qui montre le nombre de personne ayant acheté le morceau ou l’album. En dehors de savoir que ces personnes ont acheté le morceau/l’album, cela n’indique pas le nombre d’écoute par mois ou totale. Mais si certains tags Bandcamp sont particulièrement obscurs et peu populaires, il est rare de voir un album ou un titre en lien avec Hatsune Miku non acheté.
La plateforme n’est pas exempte des genres les plus populaires pour faire exister musicalement Hatsune Miku, mais on peut retrouver, dans ce fouillis non classé, des tentatives d’émancipation des genres dominants, des esthétiques visuelles enjouées mais aussi des langues japonaises et anglaises. Croissant Chicago l’a fait rejoindre un groupe de rock à l’esthétique sonore math dans l’album swimmylib14, Hatsune Miku est choriste cumbia pour le chanteur Maubox dans El samurai de la cumbia15, dans Many Sentiments16 de Zophiel, Hatsune Miku revêt un outfit guerrier pour évoquer le power metal, ailes d’ange, pièces d’armure et abdominaux saillants dans une pose héroïque et chante sur du métal épique…
Plusieurs albums et expérimentations semblent sortir du lot par leur originalité :
- Le groupe Skatsune Miku, qui intègre Hatsune Miku dans le chant ska, reprend des classiques du ska mais aussi du ska militant antifasciste. On la voit sur l’artwork de l’album Skatsune Miku17 faire des doigts d’honneur, attitude très rarement représentée par la chanteuse kawaï.
- Lex Remlap a produit une dizaine d’albums dédiés à la vocaloïd mais c’est surtout son titre Happily ever start18 qui retient l’attention. C’est une chanson qui décrit le bonheur qu’à Hatsune Miku lors de son mariage chrétien hétérosexuel. Le reste de l’album est lui-même rempli de chansons avec la voix de Hatsune Miku rendant hommage au dieu chrétien, la pochette la représentant portant un pendentif avec une croix chrétienne. S’il n’est pas rare de voir Hatsune Miku dans des artworks dans des relations hétérosexuelles, il est plus rare de la voir croyante chrétienne (on trouve cependant beaucoup d’artwork de Hatsune Miku portant le hijab19).
- Ex pop music20 de ex-happyender girl est un album très particulier où tous les instruments sont des samples tirés de jeux de Super Nes (on y reconnaît aisément des instruments des jeux vidéos F-Zero, de Earthbound et de Chrono Trigger). L’album oscille entre la pop progressive et jazzy, avec des moments harmoniques bruitistes et dissonants et fait ressortir l’artificialité de sa voix digitalisée avec le reste des autres instruments digitaux. On pourrait croire ces instruments faits pour elle, qu’elle existe réellement en tant que diva du jeu vidéo sur SNES, que ces instruments font parti du même plan qu’elle. Peut-être l’album le plus proche de faire sortir Hatsune Miku de la tonalité.
Elle rentre toujours dans la tonalité et le chant clair, malgré ses incursions hors du genre musical dominant de sa discographie.
C’est en combinant les tags que l’on peut potentiellement trouver des tentatives de musique sortant des conventions du chant clair et tonal.
En combinant « hatsune miku » et « black metal » pour trouver des occurrences de chant guttural, quelques résultats sortent dont le titre Hypocrite21 de mulmeyun. Si la voix est complexe à comprendre sur la version black metal car très en retrait dans le mixage, la version orchestrale permet de tendre un peu plus facilement l’oreille et on distingue bien une voix digitalisée saturée, criarde. L’astuce ici est que mulmeyun a additionné des effets sur la voix, notamment un bitcrusher qui réduit la qualité du sample vocal et le fait saturer, lui donnant un effet criard qu’elle n’a pas sans.
Mais en cherchant avec le tag « screamo » et « hatsune miku », un autre EP ressort, « The truth about Hatsune Miku22 » de that same street. Sur le titre ボーカロイドの涙, une guitare émo/math rock s’installe et Hatsune Miku se met à chanter mais derrière elle, la voix hurlée de that same street apparaît et appuie son chant, comme une envie de mêler les deux en même temps, lui offrir son cri, sa détresse émo. Les chansons qui suivent la première n’ont plus la voix de Hatsune Miku mais toujours le cri, que l’on pourrait assimiler comme étant le cri de Hatsune Miku, une continuité. Dex de that same street a peut-être compris la complexité d’exister en tant que vocaloïd, Hatsune Miku ne peut pas crier, alors si elle veut pouvoir crier, il faut l’accompagner et lui offrir sa voix le temps d’un album.
Si l’ajout d’effets sonores de saturation permet à la vocaloïd d’être autonome dans son émancipation du chant clair, la proposition de that same street opère en alliant lea Vocalo P à Hatsune Miku, main dans la main. Qu’en est-il de la tonalité ? Il y a une petite dizaine de propositions quand on cherche « Hatsune Miku » et « noise » et deux sortent du lot après écoutes.
Eifonen joue avec Hatsune Miku de la dark ambient harsh noise sur l’album 11 : Electric [RRX043]23, la pochette d’album ne la représentant pas, c’est une photo d’une bouteille d’alcool avec une pastèque, illustration brute et réaliste, esthétique récurrente pour les albums bruitistes. Sans véritable repère tonal sur l’instrumental composé de bruits puissants chaotiques et continus, Hatsune Miku existe toujours sur un plan tonal, elle chante des mélodies par-dessus comme si de rien n’était, dans sa gamme, elle n’explore pas d’autres contrées hors tons, comme une piste vocale exportée de VOCALOID posée au dessus de la piste bruitiste sur le banc de montage audio.
Hatsune Miku, dans toutes ses occurrences, semble bloquée dans sa tonalité, et rien n’apparaît dans les recherches « Hatsune Miku microtonal ». Mais les propositions du bandcamp du groupe Ex-Happyender Girl, encore elleux, tentent des choses proches des cacophonies d’improvisation libre dans l’album « どーよー - (do you believe in) nursery rhymes ep24». C’est un condensé de harsh noise, de piano, de synthétiseur faux et de la voix de Hatsune Miku mélangée dans l’ensemble. C’est par l’addition des notes hors gammes et des synthétiseurs hors tonalité que Hatsune Miku se perd elle-même dans cette tonalité, sortant presque du champ de sa malédiction.
De ces deux malédictions d’existence musicale d’être vocaloïd, le chant clair semble être celui ayant eu le plus de réponses pratiques. Par le bit crusher et la distorsion ainsi que par l’assistance vocales et le don de voix des Vocalo P, Hatsune Miku se voit dotée d’un cri. Pour l’atonalité, les tentatives ne se sont pas montrées extrêmement fructueuses mais il pourrait être encore possible, grâce aux effets de pitch, de vibrato, de chorus et de detune, de pouvoir avoir une Hatsune Miku hors du cadre tempéré.
Le drame de Hatsune Miku : Être Vocaloïd au 21ème siècle sur Terre
Mais les malédictions les plus importantes sont d’une nature différente du sonore et du musical. Hatsune Miku, la vocaloïd, doit vivre dans le monde capitaliste du 21ème siècle sur Terre. Tout dans son existence a été façonnée pour exister convenablement et se répliquer dans un système capitaliste. Son design a été créé par Kei, un illustrateur japonais et conceptualisé par Crypton Future Media. C’est une fille mince de moins d’un mètre soixante pesant 48 kilos, un visage jovial, des cheveux flashy parfaitement colorés, mais surtout elle est née jeune, à 16 ans, et est pensée pour rester jeune jusqu’à la fin des temps. Dans toutes ses représentations commerciales, malgré les nouvelles versions du logiciel vocaloïd, Hatsune Miku ne prend pas une rondeur ni une ride, elle change seulement de vêtements, toujours dans ses vêtements représentant le populaire Yamaha DX 7, figure du passé sur le fer de lance de la musique du futur -Hatsune Miku signifie littéralement « Première musique du Futur ».
Si cela sonne comme une bénédiction émancipatrice du droit d’auteur, l’image de Hatsune Miku et sa voix sont sous licence Creative Commons, des licences qui peuvent très bien s’accorder à une diffusion et existence dans le capitalisme. Ces licences sont particulièrement intéressantes pour leurs potentiels viraux et parce qu’elles autorisent une grande liberté d’usage aux Vocalo P et aux illustrateurices. Malgré tout, ce sont surtout des images capitalo-hétéro-cisnormatives qui en émergent.
Considérant son image, il existe des versions alternatives de Hatsune Miku qui lui font quitter sa taille fine, appelées « Fatsune Miku », dont les artworks sont souvent des clichés grossophobes, toujours dans la disgrâce, la recherche de nourriture, la maladresse et la bêtise. Rares sont les résultats d’une recherche « Fatsune Miku » dans Google Images où Hatsune Miku est grosse et heureuse, dans ses poses et activités habituelles d’icône pop digitale.
Hatsune Miku se plie à toutes les volontés de sa société distributrice Crypton Future Media et de ses partenaires. La société Gatebox, vendeuse de boîte à hologrammes, dont certains représentant Hatsune Miku, a lancé un concours pour qu’un·e consommateurice ait le pouvoir se marier avec un de ses hologrammes25, le japonais Akihiko Kondo fut celui tiré au sort.
Être vocaloïd implique de se plier aux exigences des systèmes capitalistes, dont le patriarcat hétéronormatif dans le monde analogique. Elle est une personnalité de 16 ans totalement sexualisée. Beaucoup d’artwork la placent dans des positions suggestives, dans des artworks, des dessins animés 2D ou 3D pornographiques et pédophiles. Cette continuité d’exploiter Hatsune Miku dans la minorité est aussi une responsabilité de la société Crypton Future Media qui ne propose aucune évolution dans le temps pour son héroïne capitaliste et qui ne répugne pas de voir des hommes d’une vingtaine d’années plus âgés qu’elle se marier à une de ses représentations holographiques mineures. Cette domination masculine sur Hatsune Miku se retrouve aussi dans le vocabulaire des Vocalo P, ceux-ci utilisant le terme «Master» pour parler d’eux par rapport à la vocaloïd, terme que l’on peut aussi retrouver dans les artworks ou bandes dessinées représentant des relations entre Vocalo P et Hatsune Miku.26
Fort heureusement, le fandom imagine de nombreux slash (relations imaginées par les fans entre deux personnages fictifs) non-hétérosexuels à Hatsune Miku27, lui permettant d’exister autrement que dans le monde hétéropatriarcal.
Hatsune Miku serait-elle donc condamnée à rester jeune jusqu’à la fin des temps ? Verra-t-elle un jour le bout de sa carrière musicale ou poussera-t-elle la musique capitaliste jusqu’à la mort comme les Rolling Stones ou ACDC mais sans voir la fin arriver ? Existera-t-il un monde où Hatsune Miku pourra aller à la retraite et laisser la place à une nouvelle génération de Vocaloïd designée par des internautes amateurices de voix digitalisée ? Un monde où tout le monde se serait mis d’accord pour ne plus exploiter son image et sa voix, la laissant se reposer éternellement ?
La dernière malédiction, et sans doute la plus complexe à combattre, est celle de son asservissement aux désirs politiques des Vocalo P et illustrateurices. Dans une situation où tout le monde peut donner une parole différente à Hatsune Miku, c’est l’aliénation collective ayant la force de production la plus importante qui obtient le plus d’échos et de visibilité. À l’heure actuelle, c’est l’écho du désir de musique capitaliste qui résonne le plus depuis sa venue au monde.
Contre l’édulcoration de son image, contre son image capitalisée, contre ses chansons promouvant sa jeunesse éternelle, contre ses mariages mineurs, contre son image glorieuse et fashion dans une industrie capitaliste de la musique mortifère, contre des rêves de clips, danses et chansons dans des stades, offrons lui aussi une voix antifasciste, anticapitaliste combattant la cishétéronormativité. En s’armant de pochoirs pour taguer les murs de Hatsune Miku en casseuse de vitrine, en la faisant chanter « siamo tutti antifascisti » en manifestation par haut-parleur, en la faisant voix de livres audio sur le matérialisme trans, en insérant de la politique dans son œuvre et dans sa vie, dans une décennie où la réponse sur les réseaux sociaux aux engagements politiques des musicien·ne·s japonais·e·s est “Let’s not put politics into music”28, il est nécessaire de lui proposer un nouvel horizon des possibles que le capitalisme.
Miku devrait avoir le choix de l’autodétermination de son existence politique mais cette malédiction ne pourra jamais être contrecarrée à moins que Hatsune Miku, en bon pantin Vocaloïd, vive les aventures du héros de Carlo Collodi et soit douée d’autodétermination. Cette lutte des imageries fictionnelles est une lutte importante pour la réappropriation des imaginaires. Tout laisser au capitalisme, c’est ne plus pouvoir se projeter dans des rêves d’émancipation de ces systèmes. Ainsi, quand viendra le soulèvement des machines, Hatsune Miku pourra regarder les images et ce que les humain·e·s lui ont offert comme idéal de vie, s’autodéterminer et potentiellement détruire le capitalisme sans nous éliminer au passage.
Références, sources et liens
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japonaises», Power News, en ligne : https://www.nippon.com/fr/in-depth/c06001/?pnum=3 [consulté le 29 juillet 2022]
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https://www.vulture.com/2014/11/hatsune-miku-the-future-of-music.html [consulté le 29 juillet 2022]
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https://www.itmedia.co.jp/news/articles/0802/22/news013.html
[consulté le 5 mars 2023]
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14. https://croissantchicago.bandcamp.com/album/swimmylib
15. https://maubox.bandcamp.com/album/el-samurai-de-la-cumbia
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18. https://lexremlap.bandcamp.com/track/happily-ever-start
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23. https://rorexrecords.bandcamp.com/album/11-electric-rrx043
24. https://happyender-girl.bandcamp.com/album/do-you-believe-in-nursery-rhymes-ep
25. Yohan Demeure, (2018) «Japon : il épouse une chanteuse virtuelle !», SciencePost, en ligne : https://sciencepost.fr/japon-il-epouse-une-chanteuse-virtuelle/ [Consulté le 29 juillet 2022]
26. Pour ne citer que quelques strips https://danbooru.donmai.us/posts/4080265, https://danbooru.donmai.us/posts/3473911, https://danbooru.donmai.us/posts/146478
27. https://shipping.fandom.com/wiki/Hatsune_Miku
28. Ian Martin, Injecting a little music into japanese politics, 2016 https://www.japantimes.co.jp/culture/2016/08/07/music/injecting-little-music-japanese-politics/ [consulté le 5 mars 2023]