Sonifier la tempête et la lutte: focus sur la BO de Frostpunk

Frostpunk (2018) fait partie de ces jeux qui ont su marquer au fer rouge une partie de la scène vidéoludique. Ici, c’est celle du jeu de gestion, il se démarque par son approche très sociale d’un jeu du genre, la case du mécontentement social étant habituellement reléguée à une donnée parmi tant d’autres, elle est dans l’œuvre steampunk l’un des points centraux avec l’espoir, du moins pour son jeu principal, en déplaçant son histoire dans l’apocalypse même. Cependant, bien que le gameplay soit marquant par ses enjeux et ses dilemmes moraux, ce qui m’a plongé le plus dans cet univers, c’est sa musique. La bande originale est signée par Piotr Musiał, connu avant cela pour les bandes originales de This War of Mine (2016) et le contenu additionnel de The Witcher 3 - Blood and Wine (2016). Deux bandes originales qui avaient déjà à l'époque fait beaucoup de bruit pour leur réalisation soignée. L’une des choses marquantes sur les méthodes de travail de Piotr, c’est son travail avec non pas de grands orchestres symphoniques, mais surtout avec des synthétiseurs ce qui reste rare dans les productions qui recherchent une qualité instrumentale symphonique.
Dans l’une de ses interviews¹, le compositeur affirme jouer au jeu avant de s’y plonger, chose assez rare dans l’industrie, qui à l’image du doublage se fait autour d’artworks et du scénario. C’est ce qui je pense est aussi marquant dans les créations de Piotr, la musique semble parfaitement s’adapter à chacune des situations qui arrivent en jeu. Mais surtout cette musique, ne fait pas qu’être un accompagnement parfait de nos actions en jeu, ce sont des histoires en elles-mêmes par le jeu des instruments, elles arrivent à accompagner notre jeu en racontant l’histoire que nous vivons au gré de ses notes.

Dans cette optique, je vais vous proposer mon analyse de deux des titres de la bande son de Frostpunk : The City Must Survive et The Last Autumn Theme.

Cela aussi passera : The City Must Survive

Piotr Musiał - The City Must Survive

L’inévitable tempête arrive, sonnant le glas de votre ville que vous avez tant bien que mal réussi à faire survivre, où vous avez offert des logements décents à vos habitants et où les réserves pour les quelques jours de tempêtes que vous promettent les ingénieurs sont faites, mais il fallait que ça arrive, la musique disparaît lentement alors que la dernière journée de “beau temps” s’achève.
D’un seul coup, tout se fige, la musique sans prévenir s’impose à nous, elle n’est pas calme comme l'ont été toutes les autres pistes avant leurs montées dramatiques. Ici, elle coupe le silence de l'appréhension du/de la joueuse⸱re, elle s’impose, commençant par des contrebasses au son grave qui interpellent le/la joueur⸱se et qui lui met le poids de ce qui arrive sur les épaules. Elles se font ensuite menaçantes, entourées d’une nuée de violons étouffante comme le voudrait une tempête, mais elle est encore loin...avant qu’une coupure ne vienne les mettre au premier plan, montrant qu’elle arrive.

Vient alors se jouer le thème principal du jeu, marquant l’espoir des habitants, même si celui-ci est coupé par le calme avant la tempête renforçant encore l’espoir, ou les basses s’accordent avec la mélodie du thème de Frostpunk, mais les violons qui jouent ce thème perdent lentement en clarté et en puissance, recouverts par les puissantes contrebasses de la tempête.

Un nouveau silence survient. Puis arrive le cliquetis d’un mécanisme d’horlogerie, la ville doit survivre, le décompte est lancé, la tempête est là, le tout marqué par le retour de la nuée de violons et des contrebasses. Le/la joueur⸱se rentre dans la spirale infernale de la température qui descend comme les stocks et l’espoir des habitants, retranscrit par un accord descendant d’octave en octave et un thème principal joué à l’envers jusqu'à se stabiliser lorsque des solutions sont trouvées par le/la joueur⸱se, permettant le retour du thème principal, la cité ne doit plus seulement survivre, elle doit redoubler d’efforts. Les instruments de la tempête sont alors chassés par l'arrivée de doubles notes pour le thème principal. Et d’un coup: c’est fini. La température remonte, la tempête est partie, plus de bruit. Le morceau se termine alors par un long silence hormis le son vent de la tempête qui s’éloigne.

Ce titre accompagne la/le joueuse⸱re dans ses actions tentant de donner la voix de la ville qui sombre dans la tempête, si l'on ajoute que la musique s’adapte lentement à chaque seconde qui passe entre le début et la fin et à chaque décision, le final nous paraît tellement puissant et parfaitement ajusté à l’ambiance. On est totalement immergé par la musique, on sent comme la Nouvelle-Londres un profond soulagement de voir la tempête s’achever.

Lutte des classes : The Last Autumn

Piotr Musiał - The Last Autumn Theme

La campagne du Dernier Automne propose une nouvelle vision des questions qui entourent le jeu.

Contrairement aux autres campagnes et contenus additionnels, nous sommes pas dans un monde apocalyptique ou post-apocalyptique, mais dans les temps qui y précèdent: la température est encore supportable, la verdure est encore présente et l'eau liquide. La neige semble encore fine et lointaine.

Bien que l’espoir soit au cœur de la campagne, on construit littéralement un des derniers espoirs de l’humanité. Mais la société ne s'est pas encore écroulée, les vieilles habitudes ont la vie dure et l’importance de la séparation des classes et des luttes sociales même dans les moments les plus durs est évoquée dans le thème principal de cette campagne.

Le morceau commence de manière plus classique : le vent et des bruits métalliques lointains, le ressac des vagues, avant qu’une première mélodie simple et longue arrive, représentant les premiers à poser pied à terre, les travailleurs, rapidement rejoint par une seconde mélodie plus “sophistiquée” qui vient tenter au début de s’accorder à la première avant de prendre le dessus, écrasant la mélodie des travailleurs. En jeu, c’est souvent le moment où l’on décide en tant que joueur⸱se s'il faut mélanger les ingénieurs et les travailleurs.

Alors la musique change, passant de travailleurs qui vont faire jouer de puissants accords graves, avant de revoir venir les accords stridents de la mélodie des ingénieurs. Au final après quelques échanges des mélodies qui tentent de se surpasser, un long silence se fait, laissant entendre au loin des oiseaux pour la dernière fois, alors que le thème principal reste seul.

Le thème du Dernier Automne marque bien la différence entre le jeu de base, les premiers contenus additionnel et celui-ci: ce n’est pas le danger de la tempête qui est là, mais celui des luttes entre ingénieurs (bourgeoisie) et travailleurs (prolétariat). Pourtant, l’ensemble du morceau semble être une montée toujours plus forte et puissante, comme ce que l’on est en train de construire. C’est l’espoir, peut être le dernier de l’humanité si les autres ne réussissent pas. Le thème nous fait comprendre que non seulement il faudra faire au mieux pour construire le générateur, mais aussi pour gérer les dissensions dans un monde qui s’écroule autour de nous.

Bien que je me sois ici focalisée uniquement sur deux pistes provenant des deux bandes originales du jeu, l’ensemble du travail fourni par Piotr Musiał est du même acabit : une musique évolutive qui raconte le jeu en nous plongeant à chaque note dans la détresse qui peut être ressentie par tous les personnages sans nom du jeu. Elle accompagne à la perfection, jouant entre instruments et sons d’ambiance afin qu'elle ne soit pas uniquement en fond, le tout sans écraser l'espace sonore du jeu, gardant dans chaque morceau la touche d’espoir qui nous fait continuer jusqu’au bout peu importe les épreuves.

Frostpunk n’est aujourd’hui plus mis à jour, mais l'annonce de la participation de Piotr Musiał à la bande originale de Frostpunk 2⁵ est une bonne nouvelle pour nos oreilles.